mercredi 2 juin 2010

Mort de Louise Bourgeois : disons au revoir à la vieille dame

L'expression artistique de Louise Bourgeois était un art épidermique. Je ne veux pas dire par là que cette artiste réagissait aux affects en créant instantanément. Loin de là : ses oeuvres étaient en général mûrement réfléchies. Mais celles-ci, que ce soient ses dessins, ses sculptures, ses installations, qu'elles soient en tissu, en métal, en résine ou en marbre, étaient comme de la peau. La peau est la surface de contact entre nous et le monde, entre nous et les autres. Notre peau délimite physiquement notre intérieur et notre extérieur. La peau, c'est également ce qui reçoit les caresses, et les blessures. Les oeuvres de Louise Bourgeois étaient comme des peaux. Elles étaient comme des corps sensibles. Cependant, l'intérieur et l'extérieur n'y étaient pas réparties de façon évidente. Le monde extérieur n'était pas forcément autour des objets qu'elle créait, et le monde intérieur pas obligatoirement dans la matière. Ses oeuvres matérialisaient le contact physique entre les deux.

Prenons "Fillette" par exemple, une de ces oeuvres les plus connues, grâce à la photo de Mapplethorpe. Une photo qui pourtant, à mon avis, dénature l’œuvre. On y voit Louise Bourgeois, déjà âgée, en fourrure, tenant sous son bras une gigantesque bitte en résine, et souriant malicieusement de toutes ses rides, d’un air de vieille dame indigne. « Fillette » n’a pas le caractère de provocation sulfureuse qu’a, en revanche, le travail photographique de Robert Mapplethorpe. D’où un certain contre-sens. En modelant un pénis et en l’appelant « Fillette », Louise Bourgeois parle très tendrement des relations de couple, de l’affection que peut avoir une femme pour son compagnon, qui passe par la sexualité, cette chose un peu monstrueuse qu’il faut apprivoiser, dont il faut prendre soin, qui semble parfois être comme un être en plus dans le couple, qui a besoin de nous et qui nous échappe.


Une autre oeuvre : "Seven in Bed". Sept corps sont figurés dans un lit. Sept grandes poupées cousues en tissu rose cochon couturé grossièrement. De la peau à vif. Sept corps enlacés, mélangés, interpénétrés, quoique côte à côte, se subdivisant en dix têtes, aux bouches s’embrassant les unes les autres. Tout, pourtant, sauf une partouze. Plutôt l’évocation d’une enfance marquée par la découverte de la liaison du père de Louise avec sa nounou sous le toit familial. Un corps en plus dans le lit. Pourquoi ne pas penser aussi aux sept filles de l’ogre égorgées dans leur lit à la place des sept frères, dans le Petit Poucet ? L’ogre qui aime tant la chair fraîche, et aussi, mais d’un autre amour - quoique ? - ses chère filles... L’interprétation est libre, mais l’œuvre nous parle, elle nous touche.

L’importante exposition qui fut consacrée à Louise Bourgeois au MoMA à New York en 1982-83 marque le début de la reconnaissance internationale. Reconnaissance tardive donc, à l'âge de 70 ans, pour cette artiste née en France en 1911 et qui créait depuis les années quarante. Mais Louise Bourgeois n'a pas toujours été une vieille dame, et cette reconnaissance tardive fut peut-être une chance. Elle lui a laissé le temps de mûrir, dans sa création mais aussi dans sa vie. Le temps de faire des études artistiques, notamment auprès de Fernand Léger. D'épouser un célèbre historien de l'art, Robert Goldwater, et de partir vivre avec lui à New-York. D'avoir avec lui trois enfants et de les élever. De créer des "Totems", personnages évoquant les amis et membres de la famille restés en France et qui lui manquaient.

A la lisière du surréalisme, de la psychanalyse, du féminisme, domaines qu’elle a côtoyés, Louise Bourgeois a pu continuer à développer, à l'abris du besoin mais toujours en contact étroit avec les grandes figures artistiques de son temps, une recherche artistique introspective mais aussi très audacieuse quant aux matériaux employés. Bronze, marbre, bois, plâtre mais aussi tissu, latex et matières plastiques, en lien avec des activités tout aussi importantes de peinture, de dessin et d'écriture. La sexualité, la famille, le corps, la maison, la santé mentale en sont les principales thématiques. Son champ d'expérimentation est très vaste, sa production importante, et malgré un apparent éclectisme, son univers créatif reste extrêmement homogène.


Les oeuvres de la dernière période de sa vie qui ont le plus frappées les esprits sont ses araignées géantes. Réalisées en métal, certaines mesurent jusqu'à 10 mètres de hauteur. La plupart s'appellent "Maman". La mère de l'artiste, avec son père du reste, tenait un atelier de restauration de tapisseries anciennes. Tirer le fil, tisser la toile, c'est une des métaphores de ces oeuvres au centre desquelles Louise Bourgeois place, explicitement, la figure maternelle. Impressionnantes présences, à la fois protectrices et menaçantes, aliénantes. L'espace entre les pattes arc-boutées et sous le corps de l'animal forme une sorte d'habitacle protégé, proche des "Igloo" de Mario Merz. Une forme hémisphérique, un ventre maternant. Mais c'est aussi une cage, une prison, et il est toujours dangereux de se faire prendre dans la toile de l'araignée. L'amour d'une mère, ça a quelque chose de démesuré, d'effrayant. Lire (ou relire) sur ce thème "l'Arrache-cœur" de Boris Vian où une mère, par amour pour ses enfants, les enferme dans une cage - dorée, bien entendu. J'y pense parce que Louise Bourgeois a aussi utilisé, dans les mêmes années que les araignées, de grandes cages pour ses installations. Certaines sont même des chambres - celle des parents, celle des enfants. Quitte à explorer les ambiguïtés, rappelons que c'est à l'intérieur d'une cage de Faraday qu’on est le mieux protégé de la foudre.

Le 31 mai dernier, c’est une très grande artiste qui nous a quitté, à l'âge de 98 ans. Son oeuvre multiple, polymorphe, reste pourtant d’une cohérence impressionnante. Plus de sensation que d’émotion, d'une créativité remarquable, d’une grande maturité, il s’en dégage une impression de puissance, rare, à l’égal de celle de Goya ou de Picasso. Une oeuvre exigeante qui dérange, qui bouscule. Un peu comme les événements d'une vie, qui, nous comblant ou nous blessant, nous marquent, nous changent et nous font avancer.

Jean-Charles Boilevin

mardi 2 février 2010

Pour Salinger, avec amour et abjection

L'écrivain américain Jerome David Salinger est décédé le 27 janvier dernier à l'âge de 91 ans. Il laisse derrière lui une impression paradoxale. En effet, autant on peut s'attacher aux personnages de JD Salinger, autant Salinger lui-même donnait l'image d'un misanthrope peu sympathique. Après le succès de L'Attrape-Cœurs, il s'était définitivement retiré dans le New Hampshire en 1953, refusant peu à peu les interviews, la publication de ce qu'il disait écrire et les adaptations de ses livres.

Holden Caulfield, le héros de "L'Attrape-Cœurs" (titre original : "The Catcher in the Rye"), exclu de son lycée quelques jours avant Noël, erre pendant trois jours dans New-York, tour à tour en compagnie de sa petite sœur de dix ans et d’une prostituée, entre l'alcool et la question récurrente de savoir où vont les canards de Central Park quand le lac est gelé. Écrit à la première personne dans une langue peu châtiée, le roman est un succès depuis sa publication en 1951. Chaque lecteur a pu se retrouver dans ce moment de flottement, de violence et de vulnérabilité entre enfance et âge adulte. Ou plutôt, peut-être, aimerait s’y retrouver.

"Seymour : une introduction" (1959), "Franny et Zooey" (1961) et "Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers" (1963) poursuivent cette veine adolescente, explorant de roman en roman les relations au sein d’une même famille.

Mais, parmi les dix livres que j’emporterais sur une île déserte, en bonne place figurerait les "Nouvelles" de Salinger, neuf récits de la fin des années 40. "Un jour rêvé pour le poisson-banane", histoire farfelue, s’achève sans prévenir sur un suicide. Dans la nouvelle "Pour Esmé, avec amour et abjection", un soldat psychologiquement traumatisé par la guerre - comme Salinger l'a été - se souvient de sa rencontre, dans un salon de thé, avec une petite fille extrêmement intelligente. Délicat, cocasse et terrible. Enfin, ma préférée : "L’homme hilare". Au fil des semaines, un chef scout invente pour sa troupe un conte digne de Fantômas : le héros, à la bouche déformée dans un étau par des kidnappeurs alors qu’il était enfant, connaît un passage secret conduisant directement de Paris à la Chine ! L’ensemble est relaté par un des enfants : les péripéties de L’homme hilare, les sorties en bus, les matchs de base-ball et la participation, puis le départ de Mary, le flirt du jeune chef. Alors tout acquiert le même degré de réalité. Ou de fiction.

Finalement il ne nous appartient pas de juger l'attitude de Salinger. Apprécions juste qu'avant de se replier sur lui-même, il nous ait laissé quelques personnages qui connaissaient un passage secret vers un monde pas encore désenchanté.

samedi 31 mars 2007

Le quartier du Panier à Marseille



Le Panier est un quartier de Marseille intéressant parce que pittoresque ; il se compose d'une place et de petites ruelles qui serpentent au gré des boutiques et des habitations il faut bien le dire (un peu) délabrées, donc aussi (très) colorées. Mais le clou du Panier c'est la Vieille Charité. Un hôpital du XVIII° siècle je crois réhabilité en musée et qui a subi des transformations, adjonctions, retouches architecturales au cours des décennies. Le musée est agrémenté d'une excellente librairie, d'un cinéma/cinémathèque d'art et d'essai et d'un restaurant un peu cher.

Mais ce n'est pas là que je voulais en venir ; en descendant du Panier vers le Vieux-Port (puisque pour aller au Panier ça monte), je suis tombé, à quelques mètres du lieu de destination, sur un endroit qui m'a coupé le souffle ; une terrasse de bar, en forte déclivité, donnant sur une série de grands escaliers près de la mairie. Il en faut peu à l'esprit humain pour changer ses repères ; la pente n'était pas si abrupte que ça, mais elle était bien présente : le petit jaune dans les verres à Ricard de ceux qui donnaient sur la mairie et le port tendait vers le bas, chez ceux qui regardaient vers le Panier il penchait vers le haut ; cette vision m'a d'autant plus marqué qu'elle m'a rappelé qu'en ce coin reculé, permutocculté dans un coin de ma mémoire j'avais un jour, lors d'une halte propice au cours d'une marche d'exploration improvisée, pris un verre, avec les mêmes sensations. Je me rappelai aussi qu'un peu plus tard j'avais rêvé de cette déclivité comme étant une place en pente (très peu peuplée et à des endroits choisis dans le rêve) dans laquelle se jouait quelque chose de capital pour mon avenir.

Je déduisis de cette expérience que le quartier inconnu, pris entre deux couches d'espace-temps, de Mazargues, auquel je rêve souvent, existait peut-être au lieu d'être un simple conglomérat affectif, mais n'avait pas encore été correctement réidentifié. C'est du moins ce que j'aimerais croire.

Mes itinéraires dans Marseille sont subordonnés à la loi d'habitude.C'est pourquoi j'ai été tellement frappé par l'événement décrit plus haut. J'ai quelques points de repère : Mazargues, le rond-point du Prado, le rue de Rome, la préfecture, la rue Saint-Férréol, le Centre-Bourse, le port, la Canebière, les Réformés, la place Thiars, le Cours Julien, la Plaine, Longchamp...

Je me rends souvent au Centre-Bourse où se trouve la FNAC ou au Virgin dans la rue Saint-Férréol qui débouche sur la Canebière. Le Centre-Bourse est un bâtiment dont on dirait qu'il a été construit par des Incas messianiques ayant pris du peyotl. A côté, en face se trouve le bâtiment plus classique de la bourse, ainsi qu'une brasserie dénommée Les Templiers, qui regarde à moitié le Centre-Bourse et à moitié le jardin des vestiges, et dont la spécialité est de proposer des bières de tous les pays.

A une rue de là, mais quelle rue puisqu'elle ouvre sur le port et sur la lumière, se trouve La Samaritaine, l'un des cafés les plus chers de Marseille, devanture jaune, café philosophique le dimanche matin, service pas toujours agréable.
A Mazargues je me fais couper les cheveux. Ses poulets rôtis, son ambiance bon enfant, ses devantures de bijouterie, d'agences d'assurance, de boulangerie, fruits et légumes, papéterie, vidéo-clubs, ses bistrots de la dernière chance, mais au soleil : le village dans la ville, avec la rue principale et la place de l'église visitées par les branleurs en mobylette.

Il m'arrive aussi de m'arrêter au palais du Pharo, proche de la naissance de la Corniche, pour regarder le fort Saint-Jean et la tour du Roi René dans la brume bleue de la mer ensolleillée.

Place Castellane se trouvent le Castel York et le Castel Jacques, où l'on mange un très bon loup braisé avec du gratin dauphinois. S'y trouve également le cinéma le César, contraint comme nous tous de passer à l'intérieur de sa sélection art et essai quelques films commerciaux pas trop bidon pour survivre.

Sur la place Thiars se trouvent toute une série de bars et restaurants chics, dont le Shabu shabu, restaurant japonais qui sert des sushis à l'anguille à tomber par terre tout en fondant.

Le cours Julien et la place Carli sont le lieu des bouquinistes, des disquaires, des antiquaires, des vendeurs d'affiches de cinéma ou autres objets d'art dérivés et à tous prix. Il faut sentir le vent d'automne s'engouffrer dans ce cours et son dallage de pierre rose, avec la douceur de feuilles qui craquent sous le doigt, ou la décoction ouatée de la sève lumineuse du printemps occuper les interstices de ses cafés et jardins d'enfants pendant le retour des premiers temps, le samedi, de sa foire aux livres. Il m'arrive encore d'aller à la place Carli, au bout finissant du cours, fouiner comme un écureuil sa noisette dans les piles de revues le Mickey Parade qui contiendrait la perle rare, une aventure de Donald confinant à une métaphysique bien comprise, pour entretenir les rayonnages assoiffés de ma bibliothèque néoténique. Puis je rentre chez moi, vers Luminy, où le vent rend la mer bleu foncé dans les calanques.

Fabrice Lanza

dimanche 15 octobre 2006

Nom de Zeus !

Livres
La mythologie grecque peut paraître déconcertante à aborder pour un contemporain, à cause de son foisonnement de personnages, de péripéties, mais aussi de versions et de sources. Il faut bien comprendre que ces récits proviennent d'une tradition à l'origine orale, qu'ils n'étaient pas figés mais en évolution permanente, et qu'ils nous sont parvenus par de multiples témoignages antiques, littéraires ou artistiques, qui n'en présentent chacun qu'une partie. Aucun texte antique ne rassemble de façon exhaustive tous les mythes grecs dans toutes leurs versions. Pour en avoir une vision globale, il faut grappiller chez Homère, Hésiode, Hérodote, Apollodore, Antoninus Liberalis, Virgile et bien d'autres.

Les Métamorphoses d’Ovide, par exemple, écrit en latin au début de l'ère chrétienne, parle de toutes les formes qu’ont pu prendre les dieux, de toutes les transformations qu’ont pu subir les humains en contact avec les dieux. Il aborde donc de nombreux mythes, dans une langue poétique, mais sous une forme qui fait un peu catalogue. Enfin, pour ne pas que le livre tombe des mains, il faut éviter la traduction de Garnier-Flammarion : très proche de la syntaxe latine, les phrases nécessitent des exercices de contorsion mentale pour être comprises.


A notre époque, des auteurs ont entrepris de recenser et de présenter les mythes grecs dans leur ensemble. Pour ma part, et je ne suis pas le seul, la référence fut pendant longtemps Les Mythes Grecs de Robert Graves, qui propose une approche érudite et souvent une interprétation historique des mythes. L'ouvrage est paru en 1958 en anglais, puis en 1967 en France, chez Fayard.


Plus récemment est paru L'Univers, les Dieux, les Hommes de Jean-Pierre Vernan (Seuil, 2002). Un ouvrage tout à fait abordable, très agréable à lire. L'auteur, éminent historien et anthropologue, spécialiste de la Grèce antique, y rassemble son approche des mythes grecs fondamentaux tels que lui-même les a racontés à son petit-fils. Ceci dit, qu'on ne s'y trompe pas. Si la forme est simple, les analyses que suggère Jean-Pierre Vernan sont brillantes. Un seul regret : celui de refermer ce livre, qu'on souhaiterait plus long. Encore !, encore !, grand-père Jipé !, encore quelques mythes ! a-t-on envie de réclamer... Car Jean-Pierre Vernan ne les raconte pas tous.


Je terminerai par l’ouvrage que je suis en train de relire en ce moment : Les Mémoires de Zeus de Maurice Druon (Plon, deux tomes, 1967). C’est un livre épuisé, que l’on trouve cependant assez facilement d’occasion sur internet.

Maurice Druon, académicien, est l’auteur des fameux Rois maudits (les livres, pas la récente adaptation télévisée absolument consternante…)

Dans Les Mémoires de Zeus, Maurice Druon offre une large vision d’ensemble de la mythologie grecque, qu’il découpe en époques, de la cosmogonie et des dieux précédant Zeus et l’Olympe jusqu’aux demi-dieux, aux héros et aux hommes. Tout en faisant parler Zeus lui-même, il propose pour l’ensemble des mythe un enchaînement auquel il donne un sens. Druon est parfois un peu moraliste, même si c’est à Zeus qu’il prête ce caractère omniscient et donneur de leçons. Mais si on arrive à lui passer cette petite manie, on peut apprécier chez lui une langue claire, une sensibilité indéniable, une certaine malice, et des interprétations qu’il tire du savoir autant que du bon sens.


Bref, à qui désire s’immerger dans la mythologie grecque et en avoir une vision d’ensemble, ou à qui souhaite en découvrir une relecture par un auteur contemporain, je conseillerais Les Mémoires de Zeus de Maurice Druon, complété par le livre de Jean-Pierre Vernan, L'Univers, les Dieux, les Hommes, l’un pour son ampleur, l’autre pour sa fulgurance.

lundi 14 février 2005

Travailler sur le Presque

 
Dire que j'ai attendu d'avoir trente-deux ans pour connaître un peu mieux Robert Filliou ! Maintenant que je me suis documenté, j'ai envie de dire à tout le monde combien c'était un artiste épatant. Autant vous dire tout de suite que cet article, sans être hagiographique, sera absolument partial ; et qu'en plus, je ne traiterai que de ce qui m'a plu dans l'œuvre de Filliou. Pour le reste, si le personnage vous intéresse, vous trouverez en librairie ou sur internet des renseignements plus exhaustifs.

Robert Filliou, né à Sauve dans les Cévennes en 1926, est économiste de formation. Il participa, pour les Nations-Unis, à l'élaboration du plan économique de la Corée du Sud au début des années 50. De cette expérience orientale, il gardera un grand intérêt pour le bouddhisme zen. Et quittera l'ONU, abandonnant la macro-économie pour la création.

Il commence vers 1956 à jouer la "poésie d'action" qu'il écrit. En 1960, le texte de sa pièce "L'Immortelle Mort du Monde" se présente sous la forme d'un collage. Les répliques y sont interchangeables. En 1961, il compose et envoie de "longs poèmes courts à terminer chez soi".

exemple :

nationalisme

... isme

... isme

... isme

fin du poème des mots n'ayant plus de sens.

En 1962, Filliou ouvre sa "Galerie Légitime", également baptisée "couvre-chef-d’œuvre". Il s'agit ni plus ni moins de sa casquette, dans laquelle Filliou accroche de petites oeuvres qu'il présente aux passants. Les siennes ou celles d'autres artistes. Une vraie galerie, avec vernissages, sur des trajets qu'il définit dans Paris.

En 1963 , Filiou et l'architecte Joachim Pfeufer conçoivent le Poïpoïdrome. Ce "Centre de Création Permanente" sera exposé en 1976 à Beaubourg, mais Filliou et Pfeufer font en sorte que ce soit le centre Beaubourg qui se trouve inclus dans le Poïpoïdrome. Il existe aussi des versions de Poïpoïdrome ambulant.

Évitant de s'inscrire dans un mouvement artistique défini, Filliou prône l'Autrisme : "Quoi que vous fassiez, faites autre chose".

En 1965, Filliou édite en anglais des cartes postales portant des questions intitulées "Ample Food for Stupid Though" (nourriture abondante pour pensée stupide), qu'il rééditera en 1977 en français sous le titre "Idiot-ci, Idiot-là". Voici certaines de ces questions :

Et si vous étiez lapon ?

Pourquoi vous-êtes vous levé ce matin ?

Pensez-vous souvent ce que vous dites ?

Que valez-vous ?

Êtes-vous génial ?

Comment allez-vous, et pourquoi ?

Que proposez-vous ?

C'est beau, la vie ?

Qu'est-ce qui fait un parti ?

Pourquoi toute cette viande ?

De 1965 à 1968, Filliou et George Brecht ouvrent à Villefranche-sur-Mer "la Cédille qui Sourit", une "non-boutique" comme il la définissent eux-mêmes. Il s'agit de nouveau d'un espace de "Création Permanente", basé sur le jeu et l'échange, où auront lieu des expositions, des collaborations, des discussions...

En 1966, Filliou précise ses "Principes d’Économie Poétique" : innocence, imagination, liberté, bonté et intégrité, sont affirmées comme des valeurs économiques.

A la fermeture de "la Cédille qui Sourit", Filliou prolonge l'expérience en décrétant "la Fête Permanente" (The Eternal Network). Il énonce également à cette époque son "Principe d'Équivalence : bien fait = mal fait = pas fait". Pour lui,

l'exécution de l’œuvre importe peu, l'idée vaut pour l'objet.

En 1970, c'est une de ses idées qui me séduit le plus, il propose, grâce au projet COMMEMOR (Commission Mixte d'Échange de Monuments aux Morts) que des pays échangent leurs monuments aux morts, plutôt que de se faire la guerre.

En 1971 Robert Filliou (initiales : RF) invente "le Territoire de la République Géniale". "C'est un territoire comme les autres simplement une définition au-dessus du sol". Une sorte de déclaration d'indépendance suggérée à tous. Il incite chacun à développer son génie plutôt que ses talents - les talents sont ce qui est reconnu par la société. Lui-même se définit comme "un génie sans talent".

Le 17 janvier 1973, reprenant un texte écrit 10 ans auparavant, Filliou organise le 1 000 010° anniversaire de l'art . "Voici un million et 10 ans, ART était VIE, dans un million et 10 ans il le sera encore. Festoyons donc toute la journée, sans ART, pour célébrer ce début heureux et annoncer cette fin heureuse. Le fond de ma pensée ? Éventuellement l'art doit revenir au peuple, auquel il appartient."

Dans les années 80, Filliou a pu développer et partager ses recherches. Outre ses réalisations, souvent fragiles, il nous reste ses réflexions, très pertinentes sur le rôle de l'artiste dans la société.

"Le savoir minimum requis pour un artiste est qu'il voit les deux côtés de chaque question".

"L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art"

"ça ne fait rien si l'art n'existe pas, l'important c'est que les gens soient heureux"

"Notre planète, c'est presque le paradis, non ? Les artistes, nous nous travaillons sur ce presque".

Robert Filliou cherchait à faire du monde "un endroit chouette". En 1987, quelque part entre les Eyzies et le Tibet, il disparut.

Jean-Charles Boilevin, février 2005

dimanche 24 octobre 2004

Glace ; eau ; vapeur

L'artiste George Brecht est l'inventeur des events.

Mais un event, qu'est-ce que c'est ?


Event en anglais signifie événement. Cependant, à propos de George Brecht, nous continuerons à employer le mot anglais. Ainsi, quand en français on parle d'un event, on sait qu'on fait référence, de prés ou de loin, à George Brecht.

Un event est un ensemble d'action, décrit sur une carte, que quiconque peut réaliser, ou plutôt interpréter, à la manière d'un morceau de musique à partir d'une partition.

Pour exemple, voici un des premiers events de George Brecht, il s'agit du

Motor Vehicule Sundown Event (L’event du véhicule à moteur au coucher du soleil, 1959) :

Feux (phares, codes), marche, arrêt
Clignotant (droite, gauche), marche, arrêt.
La lumière de la boîte à gants. Ouvrir, fermer (rapidement, à vitesse modérée, lentement).
Son du klaxon.
Ouvrir, fermer une fenêtre (rapidement, à vitesse modérée, lentement).
Essuie-glace : marche, arrêt.


etc.

Plutôt déconcertant, pour un concert, non ?

George Brecht est pourtant chimiste de formation. Un type sérieux, qui travaille pour de grosses firmes. Mais il s'intéresse aussi au bouddhisme zen. Et il fut également dans les années cinquante l'élève de John Cage, compositeur américain qui introduisit le hasard et le bruit dans la musique. A cette époque, George Brecht écrit un livre sur la notion de hasard chez Dada, chez les surréalistes et dans le travail de peinture de Jackson Pollock, et il établit des parallèles avec certaines conceptions scientifiques. En 1957, il réalise lui-même des peintures où il laisse le hasard faire l’œuvre.

Plus tard, il abandonnera l’industrie chimique pour se consacrer entièrement à l’art. Il deviendra un des membres les plus importants du groupe Fluxus, et plus tard encore, il ouvrira avec Robert Filliou La Cédille qui Sourit, non-boutique et Centre de Création Permanente.

Mais revenons à la fin des années cinquante, quand George Brecht élabore ses premiers events et les propose sur des cartes maintenant fameuses.

Trois Events pour Lampe

on. off.
lampe
off. on.

1961

Event - mot

Exit

(printemps 1961)


Deux events pour véhicule :

Démarrer.
Arrêter.



Six objets d'exposition

plafond
premier mur
deuxième mur
troisième mur
quatrième mur
sol



Event de l’œuf

Au moins un œuf.



Enfin, un des plus beau à mon sens :

Trois events aqueux :

glace
eau
vapeur


(été 1961)

On le voit, les indications, les instructions sont à la fois les plus ouvertes et les plus énigmatiques qu'on puisse donner. "Au moins un œuf" signifie que pour réaliser l'event de l’œuf, il faut juste un œuf. Tout le reste est laissé au libre choix de l'interprète.

Grâce à cela, George Brecht introduit une grande part de hasard dans ses création, puisqu'il laisse l’interprète de l'event prendre les décisions habituellement prises par l'artiste. Il initie ainsi des œuvres fluides, ouvertes, toujours vivantes.

On peut également apprécier la rigueur, la grande économie de moyen, ainsi que l'humour que George Brecht transmet à travers ses events. George Brecht est un scientifique qui s'intéresse par ailleurs aux philosophies orientales, on l'a vu ; tout cela transparaît dans ses créations. On a également pu parler de néo-haiku à propos des indications pour events. Je crois que, fondamentalement, George Brecht est poète. Par la force suggestive de quelques mots, il nous reconnecte au monde concret avec un regard neuf. Il nous invite à reconsidérer les objets qui nous entourent, les gestes que nous accomplissons, la perception que nous avons du monde. Si on joue vraiment le jeu, après avoir interprété l’event de l’œuf, un œuf devient pour nous pleinement un œuf, avec toutes ses qualités d’œuf, tous ses possibles d’œufs, auquel on consacre toute notre attention, toute notre imagination.

Très récemment, en 2005 à Cologne et en 2006 à Madrid, une grosse exposition consacrée à l’artiste a été organisée : George Brecht Events, a Heterospective. A cette occasion, le Motor Vehicle Sundown event de 1959 a été interprété sur la place de la cathédrale de Cologne. Des véhicules en nombre important ont été rassemblés, parmi lesquels des voitures anciennes, une jeep, des motos, une balayeuse municipale et même un camion de pompiers.

Sans qu’il n’y ait vraiment de début ou de fin bien définis à l’action, les conducteurs des véhicules se sont tous mis à accomplir les actions assez banals de klaxonner, d'ouvrir et de fermer leur portière, de mettre en marche leurs essuie-glaces ou d'allumer et d'éteindre leurs phares, selon les instructions de George Brecht et leur propre interprétation.

Un beau désordre ? Mais dans toute chose il y a du chaos, comme il y a également une part d’ordre. Les artistes, comme les scientifiques, le savent bien. La sagesse est de l’accepter. L’habileté est d’en orchestrer l’équilibre.

vendredi 2 juillet 2004

Stade de France

dédale obscur
des couloirs, des ascenseurs
à travers le béton
soudain, au cœur du bâtiment
un rayon vert
de l'herbe
la pelouse du stade de France

en s'approchant du tapis
à l'odeur de jardin
on se sent une équipe à soi seul
les bleus de 98
marchant vers les Brésiliens
vers la gloire
au creux des 80 000 gradins qui regardent

au bord de la pelouse
il paraît petit, ce terrain
désillusion...
et pourtant
les travailleurs qui fourmillent là-bas de l'autre côté
paraissent minuscules
et même les semi-remorques semés là-dedans
chargés de matériel
semblent des jouets

le stade est un gigantesque sandwich
une tranche de gazon vert,
une tranche de gradins gris,
une tranche d'auvent blanc,
une tranche de ciel bleu
tout en arrondis, en courbes qui adoucissent les perspectives
sa géométrie isolée de l'extérieur
a perdu l'échelle de grandeur

les casques de chantier des ouvriers grouillent
en pastilles multicolores
une grue télescopique de 60 mètres
va trouer le velum bleu tendu là-haut
ah mais non c'est le ciel
des araignées descendent au bout de leur câble
installer un ampli, un projecteur

tout en haut sous l'auvent la ligne supérieure des gradins
descend puis remonte puis descend puis remonte
et forme une vague circulaire
travailleur évadé tout en haut sous l'auvent
je contemple
ces courbes ces courbes qui tournent sans fin

juin-juillet 2004, Saint-Denis